le voleur d'ombre

Publié le par safi

Et si l'enfant que vous étiez rencontrait l'adulte que vous êtes devenu...

Drôle et tendre, Le Voleur d'ombres est le onzième roman de Marc Levy.

Les romans de Marc Levy sont traduits en 41 langues et ont été publiés à plus de 20 millions d'exemplaires à travers le monde.

J'ai eu peur de la nuit, peur des formes qui s'invitaient
dans les ombres du soir, qui dansaient dans les
plis des rideaux, sur le papier peint d'une chambre à
coucher. Elles se sont évanouies avec le temps. Mais
il me suffit de me souvenir de mon enfance pour les
voir réapparaître, terribles et menaçantes.
Un proverbe chinois dit qu'un homme courtois ne
marche pas sur l'ombre de son voisin, je l'ignorais le
jour où je suis arrivé dans cette nouvelle école. Mon
enfance était là, dans cette cour de récréation. Je
voulais la chasser, devenir adulte, elle me collait à la
peau dans ce corps étroit et trop petit à mon goût.

 

« Tu verras, tout va bien se passer... »
Rentrée des classes. Adossé à un platane, je
regardais les groupes se former. Je n'appartenais à
aucun d'eux. Je n'avais droit à aucun sourire, aucune
accolade, pas le moindre signe témoignant de la joie
de se retrouver à la fin des vacances et personne à
qui raconter les miennes. Ceux qui ont changé
d'école ont dû connaître ces matinées de septembre
où, gorge nouée, on ne sait que répondre à ses
parents quand ils vous assurent que tout va bien se
passer. Comme s'ils se souvenaient de quelque
chose ! Les parents ont tout oublié, ce n'est pas de
leur faute, ils ont juste vieilli.
Sous le préau, la cloche retentit et les élèves s'alignèrent
en rangs devant les professeurs qui faisaient
l'appel. Nous étions trois à porter des lunettes, ce
n'était pas beaucoup. J'appartenais au groupe 6C, et
une fois encore, j'étais le plus petit. On avait eu le
mauvais goût de me faire naître en décembre, mes
parents se réjouissaient que j'aie toujours six mois
d'avance, ça les flattait, moi je m'en désolais à
chaque rentrée.

 

Etre le plus petit de la classe, ça signifiait : nettoyer
le tableau, ranger les craies, regrouper les tapis dans
la salle de sport, aligner les ballons de basket sur
l'étagère trop haute et, le pire du pire, devoir poser
tout seul, assis en tailleur au premier rang sur la
photo de classe ; il n'y a aucune limite à l'humiliation
quand on est à l'école.
Tout cela aurait été sans conséquence s'il n'y avait
pas eu, dans le groupe 6C, le dénommé Marquès,
une terreur, mon parfait opposé.
Si j'avais quelques mois d'avance dans ma scolarité
au grand bonheur de mes parents, Marquès avait
deux ans de retard et ses parents à lui s'en fichaient
totalement. Du moment que l'école occupait leur
fils, qu'il déjeunait à la cantine et ne réapparaissait
qu'à la fin de la journée, ils s'en satisfaisaient.

 

Je portais des lunettes, Marquès avait des yeux de
lynx. Je mesurais dix centimètres de moins que les
garçons de mon âge, Marquès dix de plus, ce qui
créait une différence d'altitude notoire entre lui et
moi ; je détestais le basket-ball, Marquès n'avait qu'à
s'étirer pour placer le ballon dans le panier ; j'aimais
la poésie, lui le sport, non que les deux soient
incompatibles, mais tout de même ; j'aimais observer
les sauterelles sur le tronc des arbres, Marquès
adorait les capturer pour leur arracher les ailes.
Nous avions pourtant deux points en commun, un
seul en fait : Elisabeth ! Nous étions amoureux
d'elle, et Elisabeth n'avait d'yeux pour aucun de
nous. Cela aurait pu créer une sorte de complicité
entre Marquès et moi, ce fut hélas la rivalité qui prit
le dessus.

 

Elisabeth n'était pas la plus jolie fille de l'école,
mais elle était de loin celle qui avait le plus de
charme. Elle avait une façon bien à elle de nouer ses
cheveux, ses gestes étaient simples et gracieux et son
sourire suffisait à éclairer les plus tristes journées
d'automne, quand la pluie tombe sans cesse, quand
vos chaussures détrempées font flic floc sur le
macadam, ces journées où les réverbères éclairent la
nuit sur le chemin de l'école, matin et soir.
Mon enfance était là, désolée, dans cette petite ville
de province où j'attendais désespérément qu'Elisabeth
daigne me regarder, où j'attendais désespérément de
grandir.

 

Il a suffi d'une journée pour que Marquès me
prenne en grippe. Une petite journée pour que je
commette l'irréparable. Notre professeur d'anglais,
Mme Schaeffer, nous avait expliqué que le prétérit
simple correspondait d'une manière générale à un
passé révolu n'ayant plus de relation avec le présent
qui n'a pas duré et que l'on peut parfaitement situer
dans le temps. La belle affaire !
Aussitôt dit, Mme Schaeffer me désigna du doigt,
me demandant d'illustrer son propos par un exemple
de mon choix. Lorsque je suggérai que ce serait drôlement
chouette que l'année scolaire fût au prétérit,
Elisabeth laissa échapper un franc éclat de rire. Ma
blague n'ayant fait marrer que nous, j'en déduisis
que le reste de la classe n'avait rien compris au sens
du prétérit en anglais et Marquès en conclut que
j'avais marqué des points avec Elisabeth. C'en était
fait du reste de mon trimestre. Á compter de ce
lundi, premier jour de rentrée des classes, et plus
précisément de mon cours d'anglais, j'allais vivre un
véritable enfer.

 

J'héritai illico d'une colle de Mme Schaeffer, sentence
applicable dès le samedi matin suivant. Trois
heures à ramasser les feuilles dans la cour. Je déteste
l'automne !
Le mardi et le mercredi, j'eus droit à une série de
croche-pattes de la part de Marquès. Chaque fois que
je m'étalais de tout mon long, le même Marquès
récupérait son retard dans la course à celui qui
faisait le plus rire les autres. Il prit même une certaine
avance, mais Elisabeth ne trouvait pas cela
drôle et son appétit de vengeance était loin d'être
rassasié.

 

Le jeudi, Marquès passa à la vitesse supérieure, et
moi, l'heure du cours de maths cloîtré dans mon
casier, dont il avait cadenassé la porte après m'y avoir
fait entrer de force. Je soufflai la combinaison au
gardien qui balayait les vestiaires et avait fini par
m'entendre tambouriner. Pour ne pas m'attirer plus
d'ennuis en passant pour un cafteur, je jurai m'être
bêtement enfermé tout seul en cherchant à me
cacher. Le gardien, intrigué, me demanda comment
j'avais pu verrouiller le cadenas depuis l'intérieur, je
fis semblant de ne pas avoir entendu la question et
filai à toutes jambes. J'avais manqué l'appel. Ma colle
du samedi fut prolongée d'une heure par le professeur
de mathématiques.
Le vendredi fut la pire journée de ma semaine.
Marquès expérimenta sur moi les principes élémentaires
de la loi de la gravitation de Newton apprise
au cours de physique de 11 heures.

La loi de l'attraction universelle, découverte par
Isaac Newton, explique en gros que deux corps
ponctuels s'attirent avec une force proportionnelle
à chacune de leurs masses, et inversement proportionnelle
au carré de la distance qui les sépare. Cette
force a pour direction la droite passant par le centre
de gravité de ces deux corps.
Voilà pour l'énoncé qu'on peut lire dans le manuel.
Dans la pratique, c'est une autre histoire. Prenez un
individu qui subtiliserait une tomate à la cantine,
avec une autre intention que de la manger ; attendez
que sa victime se trouve à une distance raisonnable,
qu'il applique une poussée sur ladite tomate avec
toute la force contenue dans son avant-bras et vous
verrez qu'avec Marquès la loi de Newton ne s'applique
pas tel que prévu. J'en veux pour preuve que
la direction empruntée par la tomate ne suivit pas du
tout la droite passant par le centre de gravité de mon
corps ; elle atterrit directement sur mes lunettes. Et
au milieu des rires qui envahissaient le réfectoire, je
reconnus celui d'Elisabeth, si franc et si joli, et ça
me fila un sérieux cafard.

Ce vendredi soir, tandis que ma mère me répétait,
sur un ton sous-entendant qu'elle avait toujours
raison, « Tu vois que tout s'est bien passé », je
déposai mon bulletin de colle sur la table de la
cuisine, annonçai que je n'avais pas faim et montai
me coucher.
Le samedi matin en question, pendant que les
copains prenaient leur petit déjeuner devant la télévision,
moi je pris le chemin du collège.
La cour était déserte, le gardien replia mon bulletin
de colle dûment signé et le rangea dans la
poche de sa blouse grise. Il me remit une fourche,
me demanda de prendre garde à ne pas me blesser,
et désigna un tas de feuilles et une brouette au pied
du panier de basket, dont le ®let m'apparaissait tel
l'úil de Caïn, ou plutôt celui de Marquès.
Je me débattais avec mon tas de feuilles mortes
depuis une bonne demi-heure, quand le gardien vint
en®n à ma rescousse.
± Mais, je te reconnais, c'est toi qui t'étais enfermé
dans ton casier, n'est-ce pas ? Se faire coller le
premier samedi de la rentrée, c'est presque aussi fort
que le coup du cadenas verrouillé depuis l'intérieur,
me dit-il en m'ôtant la fourche des mains.

 

 

Il la planta d'un geste assuré dans le monticule et
souleva plus de feuilles que je n'avais réussi à en
récolter depuis que j'étais à la tâche.
- Qu'est-ce que tu as fait pour mériter cette
punition ? demanda-t-il en remplissant la brouette.
- Une erreur de conjugaison ! marmonnai-je.
- Mmm, je ne peux pas te blâmer, la grammaire
n'a jamais été mon fort. Tu ne sembles pas très doué
non plus pour le balayage. Est-ce qu'il y a quelque
chose que tu sais bien faire ?
Sa question me plongea dans une réflexion
abyssale. J'avais beau tourner et retourner le problème
dans ma tête, impossible de m'attribuer le
moindre talent, et je compris soudain pourquoi mes
parents accordaient tant d'importance à ces fameux
six mois d'avance : je ne possédais rien d'autre pour
les rendre fiers de leur progéniture.
- Il doit bien y avoir quelque chose qui te passionne,
que tu aimerais faire plus que tout, un rêve
à accomplir ? ajouta-t-il en ramassant un second tas
de feuilles.

 

-          Apprivoiser la nuit ! balbutiai-je.
Le rire d'Yves, c'était le prénom du gardien,
résonna si fort que deux moineaux abandonnèrent
leur branche pour s'enfuir à tire-d'aile. Quant à moi,
je partis tête basse, mains dans les poches, à l'autre
bout de la cour. Yves me rattrapa en chemin.
- Je ne voulais pas me moquer, c'est juste que ta
réponse est un peu surprenante, voilà tout.
L'ombre du panier de basket s'étirait dans la cour.
Le soleil était loin d'avoir atteint son zénith, et ma
punition loin d'être achevée.
- Et pourquoi voudrais-tu apprivoiser la nuit ?
C'est vraiment une drôle d'idée !
- Vous aussi quand vous aviez mon âge, elle vous
terrorisait. Vous demandiez même qu'on ferme les
volets de votre chambre pour que la nuit n'entre pas.
Yves me dévisagea, stupéfait. Ses traits avaient
changé, son air bienveillant avait disparu.
- Un, ce n'est pas vrai, et deux, comment tu peux
savoir ça ?
- Si c'est pas vrai, qu'est-ce que ça peut bien
faire ? répliquai-je en reprenant ma route.

 

-          La cour n'est pas bien grande, tu n'iras pas loin,
me dit Yves en me rejoignant, et tu n'as pas répondu
à ma question.
- Je le sais, c'est tout.
- D'accord, c'est vrai que j'avais très peur de la
nuit, mais je n'ai jamais raconté ça à personne. Alors
si tu me dis comment tu l'as appris et si tu me jures
de garder le secret, je te laisserai filer à 11 heures au
lieu de midi.
- Tope là ! dis-je en tendant la paume de ma
main.
Yves me topa dans la main et me regarda fixement.
Je n'avais pas la moindre idée de la façon dont j'avais
appris que le gardien redoutait tant la nuit quand il
était enfant. J'avais peut-être simplement plaqué sur
lui mes propres peurs. Pourquoi les adultes ont-ils
besoin de trouver une explication à chaque chose ?
- Viens, allons nous asseoir, ordonna Yves en désignant
le banc près du panier de basket.
- J'aimerais mieux qu'on aille ailleurs, répondisje
en montrant le banc qui se trouvait à l'opposé.
- Va pour ton banc

 

-          Comment lui expliquer que juste avant, alors que
nous étions côte à côte au milieu de la cour, il
m'était apparu, à peine plus âgé que moi ? Je ne
sais ni comment ni pourquoi ce phénomène s'était
produit, seulement que le papier peint de sa chambre
était jauni, que le parquet de la maison où il vivait
craquait et que ça aussi, ça lui fichait une trouille
bleue dès la nuit venue.
- Je ne sais pas, dis-je, un peu effrayé, je crois que
je l'ai imaginé.
Nous sommes restés tous deux assis sur ce banc un
long moment, en silence. Puis Yves a soupiré et m'a
tapoté le genou avant de se lever.
± Allez, tu peux ®ler, nous avons fait un pacte, il
est 11 heures. Et tu gardes ce secret pour toi, je ne
veux pas que les élèves se moquent de moi.
Je saluai le concierge et je rentrai chez moi, avec
une heure d'avance sur l'horaire prévu,me demandant
comment papa m'accueillerait. Il était revenu tard
de voyage la veille au soir et à l'heure qu'il était,
maman avait dû lui expliquer pourquoi je n'étais pas
à la maison. De quelle autre punition allais-je hériter
pour avoir été collé le premier samedi de la rentrée ?
Pendant que je ressassais ces sombres pensées sur le
chemin du retour, quelque chose de surprenant me
frappa. Le soleil était haut dans le ciel et je trouvai
mon ombre étrangement grande, bien plus balèze
que d'habitude. Je m'arrêtai un instant pour y
regarder de plus près ; ses formes ne me correspondaient
pas, comme si ce n'était pas mon ombre qui
me devançait sur le trottoir, mais celle d'un autre. Je
l'observai en détail et, à nouveau, je vis soudain un
moment d'enfance qui ne m'appartenait pas.

 

Un homme m'entraînait au fond d'un jardin qui
m'était inconnu, il ôtait sa ceinture et me donnait
une sérieuse correction.
Même furieux, jamais mon père n'aurait levé la
main sur moi. J'ai cru deviner alors de quelle
mémoire resurgissait ce souvenir. Ce qui m'est venu
à l'esprit était totalement improbable, pour ne
pas dire complètement impossible. J'ai accéléré le
pas, mort de trouille, bien décidé à rentrer au plus
vite.
Mon père m'attendait dans la cuisine ; lorsqu'il
m'entendit poser mon cartable dans le salon, il
m'appela aussitôt, sa voix était grave.
Pour cause de mauvaise note, de chambre en
désordre, de jouets démontés, de pillage nocturne
du frigo, de lectures tardives à la lampe de poche, le
petit poste de radio de ma mère collé sous l'oreiller,
sans parler du jour où j'avais rempli mes poches
au rayon bonbons du supermarché pendant que
maman ne faisait pas attention à moi, contrairement
au vigile, j'avais réussi à provoquer dans ma vie
quelques fameux orages paternels. Mais je connaissais
certaines ruses, dont un sourire contrit irrésistible,
qui savaient repousser les plus violentes tempêtes

 

Cette fois, je n'eus pas à en user, papa n'avait pas
l'air fâché, juste triste. Il me demanda de m'asseoir
en face de lui à la table de la cuisine et prit mes
mains dans les siennes. Notre conversation dura dix
minutes, pas plus. Il m'expliqua tout un tas de
choses sur la vie, que je comprendrais quand j'aurais
son âge. Je n'en ai retenu qu'une : il allait quitter
la maison. Nous continuerions à nous voir aussi
souvent que possible, mais il fut incapable de m'en
dire plus sur ce qu'il entendait par « possible ».
Papa se leva et me demanda d'aller réconforter
maman dans sa chambre. Avant cette conversation,
il aurait dit « notre chambre », désormais, ce ne
serait plus que celle de maman.
J'obéis aussitôt et grimpai à l'étage. Je me retournai
sur la dernière marche, papa avait une petite valise
à la main. Il me ®t un signe en guise d'au revoir et
la porte de la maison se referma derrière lui.
Je ne devais plus revoir mon père avant de

devenir adulte.

 

 

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